PORRENTRUY Il y a quelques semaines, nous rencontrions le Bruntrutain Philippe Domon, qui nous parlait de son amour des livres. Ce bibliophile s’est malheureusement éteint récemment. Voici l’article que nous avions consacré à cet octogénaire hors du commun, qui comptait plusieurs milliers de livres dans sa belle collection. Portrait.
«C’est un peu prétentieux d’écrire un article sur moi», sourit timidement Philippe Domon, lorsque nous le rencontrons cette après-midi grisâtre. Pourtant, nous restons bouche bée lorsque nous visitons sa grande maison, dans le chef-lieu. Au rez-de-chaussée, nous découvrons premièrement, dans les différentes pièces qui se succèdent, une dizaine de bibliothèques toutes remplies. Et nous ne sommes pas au bout de nos surprises en descendant quelques marches: le sous-sol est entièrement dédié aux livres, et les étagères remplissent la plus grande partie de la surface. L’enseignant retraité de 83 ans l’indique: impossible de nous informer sur le nombre précis d’ouvrages collectés. Il en possède «plusieurs milliers» en tout genre. Rien que ça. Et parmi cette caverne d’Ali Baba, quelques-uns méritent d’être mis en avant.
Dans sa cuisine, le papa de deux enfants et grand-papa de deux petits-enfants présente dans un premier temps un livre de prière appartenant à Marie-Françoise Kohler, acquis dans la maison de Xavier Kohler, à Porrentruy. Philippe Domon nous renseigne: «Un de ces ancêtres est Udalric Kohler, né en 1750. Il a gravi les échelons très rapidement, est devenu secrétaire particulier du Prince-Évêque, puis conseiller des finances, et finalement directeur des monnaies de la principauté. Il a épousé à la chapelle de Lorette Marie-Françoise Nizole en 1783, est décédé en 1814, son épouse le lendemain.» Le bibliophile poursuit avec un document comprenant des lettres d’excuses datant de 1923 concernant Ernest Daucourt, le fondateur du journal Le Pays. Nous découvrons également un processionnaire bruntrutain de 1788, ou de vieilles partitions de la famille Gogniat de 1897, 1902 ou encore 1917.
«C’est toute une histoire»
Entre deux ouvrages, nous faisons plus ample connaissance avec le grand passionné qui a notamment enseigné à l’école primaire de Stockmar. «J’ai toujours gardé beaucoup de choses, toujours été un grand conservateur, dans tous les sens du mot: j’ai passé 12 ans au Conseil de ville de Porrentruy, la deuxième année comme président», relève-t-il. L’Ajoulot se définit comme un touche-à-tout: «Gamin, j’ai été servant de messe, puis sacristain. Puis, j’ai fait du service militaire – j’ai fini sergent de matériel – et de la pompe. J’ai aussi dirigé le chœur de Chevenez pendant 20 ans et j’ai été nommé maquettiste des chars de la Braderie. Notons également que j’ai occupé la fonction d’officier de l’état civil.»
C’est toutefois dans le cadre de sa profession que Philippe Domon tombe amoureux des livres. Son papier en poche, celui qui est originaire de Soulce désire prendre en charge une classe unique comme sa maman à Berlincourt «pour bien apprendre le métier». Il est donc nommé à Séprais. Après avoir exercé à Boécourt, c’est en 1973 qu’il déménage à Porrentruy, ayant d’abord habité à Bassecourt puis à Boécourt une fois marié avec Angelika, également enseignante. «Nous avons eu de la chance, car il s’agissait des belles années avec la création du nouveau canton. Il y avait passablement d’émulation culturelle à Porrentruy. Nous habitions les Trois tonneaux, un lieu où se rendait l’élite du chef-lieu, notamment les professeurs de l’école cantonale. Par la suite, nous avons habité à Lorette, puis nous avons acheté cette maison à un docteur en 1980.» Comment est donc venu cet amour des ouvrages? Il prévient: «Ma folie? C’est toute une histoire!» Une histoire qui remonte à ses 21 ans.
L’habitant de Porrentruy, marié depuis 55 ans, se remémore: «Nous avons toujours, en tant qu’enseignants, reçu des représentants de livres. Un jour, je désirais acheter un bon dictionnaire en plusieurs volumes. Mais la personne qui s’est présentée à moi possédait une collection chère des pièces de Molière illustrée par le dessinateur français Albert Dubout. Au lieu d’acquérir ma première idée, je suis reparti avec ces ouvrages de bibliophilie.» Naît alors une passion qui ne s’arrêtera jamais. Un autre souvenir remonte. Quelque temps plus tard, Philippe Domon demande à ses élèves de Séprais de réaliser une fresque sur l’école représentant la foire de Bassecourt. Alors qu’un collègue du Jura bernois lui rend visite, il est étonné: les dessins ressemblent à ceux de Dubout. «J’étais content, car j’avais acheté ces livres. Mais ce n’était pas voulu!» Sa deuxième acquisition quelques années plus tard? Un traité de chasse en vieux français datant du Moyen-Age, Le livre du Roy Modus et de la Royne Ratio. «Je ne m’intéressais pas à la chasse, mais au bouquin. C’est là que les ouvrages ont vraiment commencé à me plaire. Je suis devenu amoureux de ce genre de document.» A l’intérieur de l’écrit en question, Philippe Domon nous fait d’ailleurs découvrir en cette après-midi de magnifiques illustrations colorées réalisées au pochoir.
«La passion des livres va revenir»
Il le souligne: à l’époque, il est très mal payé: «J’ai commencé avec 630 francs en 1961, ce qui peut paraître étrange de nos jours. La moitié venait de l’Etat, l’autre de la Commune. Je les donnais à la maison, car je ne payais rien, ni la voiture, ni les assurances. Mais mes parents me laissaient toutefois 100 francs d’argent de poche.» Philippe Domon commence à donner des cours de français, de mathématiques et de chant à l’école formant les agriculteurs de Courtemelon. En plus, il dirige la Sainte-Cécile de Bassecourt pendant un certain temps. «Ces activités m’ont permis d’avoir un peu plus d’argent de poche. Avec lequel je pouvais acheter des livres», indique-t-il. Lorsque nous lui demandons pourquoi cette passion, le Bruntrutain note: «Lorsque nous sommes Jurassiens et que nous avons vécu la création du canton, nous avons ça dans les tripes. Ce qui me plaît, c’est l’histoire. Et pas seulement celle de ma commune ou de ma région.»
Replongeons dans sa collection. Le Jurassien de 83 ans nous présente Lacs de rêve, rêve de Lacs, comprenant des illustrations de l’aquarelliste Jean-Pierre Rémon, acquis récemment. Il nous fait découvrir la justification du tirage, en fin d’édition, avant de passer à Contes et légendes du pays rauraque (1989), de l’écrivain Jean-Paul Pellaton, illustré par André Brechet. Nous nous penchons aussi sur les Cent ballades de la poétesse Christine de Pizan, écrites au 19e siècle. Au sous-sol, c’est au tour du Roman de la rose, de Guillaume de Lorris et Jean de Meung, de passer sous nos yeux. Il s’agit d’une œuvre poétique médiévale illustrée au pochoir.
«Je suis persuadé que la passion des livres va revenir. La population va se lasser des nouvelles technologies comme source de savoir», souffle à la fin de notre rencontre Philippe Domon. Il souhaite en tout cas que sa collection ne finisse pas «à la benne». L’Ajoulot prévoit d’ailleurs de faire un don à certains musées de la région, ou encore à des homes jurassiens.
Kathleen Brosy